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Azéma, le dernier des grands marocanistes

La nature transgressive de son sujet de prédilection a empêché l’œuvre du peintre de connaître la postérité qu’elle mérite. L’exposition rétrospective que le mYSLm lui consacre actuellement répare cette injustice.

Jacques Azéma. 1910-1979. Enfance à Aulnay-sous-bois. Parents petit-bourgeois libéraux. Ils continueront à le protéger financièrement jusqu’à la fin. Formation à l’École nationale des arts décoratifs de la rue d’Ulm, Paris.

Il entame une carrière de décorateur, métier qu’il déteste tout aussitôt. Il peint et écrit, à côté. Ses premiers travaux picturaux oscillent entre cubisme et surréalisme. Ils attirent l’œil du célèbre écrivain surréaliste Michel Leiris. Les deux hommes ont une relation, pas seulement d’ordre artistique. Plus tard, l’aîné séduira la belle Anne, sœur du jeune homme, lequel semble avoir pris la chose avec philosophie. Nous sommes dans les Années folles. Leiris introduit Jacques Azéma dans le milieu artistique parisien. Maladivement timide, gêné pécuniairement, le peintre n’y est pas à l’aise. André Gide lui conseille le Maghreb.

Un vaste et ardent regard

1931. Jacques Azéma débarque au port de Casablanca. Extrait de son journal intime. « De mon premier contact avec Casablanca, du débarquement proprement dit, une seule chose me frappa. Je vis aussitôt un grand mur à gradins baigné d’une chaude lumière, et sur ce fond rugueux de pierre, groupée selon les hauts degrés, une foule extraordinaire tissée en des poses diverses, mais qui toutes étaient empreintes d’une telle simplicité, d’une telle sérénité dans l’attente, qu’elle m’apparut majestueuse grâce aux loques dont elle s’était drapée avec un art sculptural. Il y en avait d’accroupis ou d’allongés, la tête appuyée sur le coude. La tête nue et rasée de certains dessinait ainsi sur l’azur sa courbe pure. Comme je foulais la dalle éblouissante, un saisissement soudain arrêta mon souffle, tandis qu’un grand silence se faisait autour de moi, j’eus la sensation d’un élargissement étrange de mes yeux, de n’être plus qu’un vaste et ardent regard. »

Des mots qui, résonne étrangement avec ceux des notes de Delacroix qui croyait, justement, reconnaître Rome et la Grèce antique dans les drapés et les poses aristocratiques d’une population marocaine certes loqueteuse, mais si organiquement orgueilleuse..

Que Jacques Azéma ait eu le coup de foudre pour le Maroc est un fait incontestable. Il essaiera l’Algérie, dont il sillonnera le sud-ouest en 2CV et en moto, mais non. Seulement, de quel Maroc s’agit-il ? Ce Maroc moderne et contrasté qui esquissait déjà, timidement mais sûrement, ses multiples aspirations et contradictions en ces années 1930 débutantes ? Bien sûr que non.

Paysage kasbah. Gouache sur carton. 21,5 x 26,5 cm. 1977. Capture.

À la recherche du paradis perdu

Le Maroc dont l’artiste va tomber éperdument amoureux, jusqu’à s’y fondre et s’y oublier totalement, est un Maroc déjà en voie de disparition. L’artiste le sais et s’y complais.

Extrait du journal : « Moi, qui n’aime rien tant que la naïveté vraie, c’est un peu pour vivre dans son rafraîchissant voisinage que je suis venu me fixer au Maroc. Je dois vous dire que je n’ai eu jusqu’ici de rapports suivis qu’avec les Marocains de la classe la plus humble dont le défaut de « culture » a préservé cette naïveté qui à mes yeux en fait tout le prix. À son point d’évolution le plus avancé, une civilisation tend à retourner à ses premiers tâtonnements (ainsi l’art moderne tend à rejoindre l’art archaïque auquel il s’identifie parfois) ceci vous fera peut-être comprendre l’attirance qu’exerce le Maroc originel sur les derniers héritiers d’une civilisation dont la sève s’épuise. C’est le mythe d’Antée qui avait besoin de reprendre contact avec le sol pour recouvrer ses forces. »

Une vision du Maroc esthétisante et réactionnaire, dirions-nous aujourd’hui. À raison. Mais un amour sincère et désintéressé néanmoins. Le Maroc vu et vécu comme un paradis originel. Un paradis déjà en voie de déperdition, dont l’artiste entreprendra, toute une vie durant, de fixer, patiemment, des petits lambeaux sur papier ou sur toile. Des morceaux d’une grâce et d’une poésie infinies.

Jacques Azéma s’installe à Marrakech. Il habite un logement traditionnel en brique de terre niché dans l’antique muraille, du côté de Bab Ghmat, avec vue sur l’Atlas. Il enseigne le dessin et la peinture au lycée français de la ville, le Lycée Mangin, aujourd’hui Lycée Victor Hugo.

Il faut choisir, simplifier, éliminer

Une ancienne élève d’Azéma témoigne sur Internet : « C’était un homme très maigre, avec quelque chose de maladif, de douloureux. Le genre de prof qui risque d’être chahuté, surtout s’il n’enseigne pas une matière essentielle. Dans sa classe donc, les planches à dessin traversait la salle en vol plané, les godets d’eau étaient renversés, etc. Et lui, imperturbable, comme si tout était normal, ne s’occupait que des élèves qui semblaient concernés. »

Autoportrait. Mine de plomb sur papier. 25 x 19,5 cm. 1942.

Un autre témoignage nous informe qu’à côté de l’habituelle technique de la gouache sur papier, Azéma introduit auprès des élèves du Lycée Mangin la technique a tempera, consistant à utiliser le jaune d’œuf pour lier les pigments. Une antique technique — celle en vigueur depuis au moins l’Égypte ancienne jusqu’à la Renaissance italienne d’avant l’invention de la peinture à l’huile — à laquelle, il restera fidèle la plupart du temps.

Sur son métier de peintre et d’enseignant, Azéma écrit : « La part matérielle du métier de peintre s’apprend en broyant les couleurs, en les mêlant sur la palette. Il faut ensuite exercer l’œil par des études d’après nature : l’objet avec sa forme, sa matière, son éclairage. L’élève doit comprendre par lui-même que la réalité ne se reproduit pas, elle s’interprète. Il faut choisir, c’est-à-dire simplifier, éliminer. On en vient assez vite aux problèmes essentiels de composition et de style. Ceux-ci doivent surgir d’eux-mêmes au cours du travail, si l’on veut que l’élève les comprenne vraiment et s’en imprègne. La théorie pure, en ces matières, est lettre morte. On peut analyser un chef-d’œuvre;  aucune méthode n’a jamais permis d’en créer sans coup férir. »

Un élève inscrit dans l’histoire de l’art marocain

Le meilleur élève qu’Azéma eut entre les mains reste assurément Mohamed Ben Allal (1928-1995). Un peintre aujourd’hui considéré comme une figure principale de l’histoire de l’art marocain. À seize ans, le jeune Marrakchi est entré au service du peintre français, en tant que cuisiner — et amant, on le devine aisément.

Soyons clairs : Ben Allal n’est pas une de ses créatures artificielles, à caractère exotique, que certains artistes démiurges blancs se plaisaient à produire en ce temps-là. Son talent intrinsèque ne souffre, n’a jamais souffert, aucune contestation. À étudier sa prolifique production, on décèle parfaitement l’influence heureuse, judicieuse et, au final, respectueuse, que le maître a exercé sur son élève remarquablement doué. Évidemment que Ben Allal est rangé dans la catégorie — ô combien ambigüe — « art naïf ». Mais, Dieu, que ce naïf-là est sophistiqué ! Les teintes sourdes et délicates, le trait sûr et droit, ce sens de la composition à la rigueur architecturale implacable… Tout nous ramène à Azéma — une certaine fraîcheur du regard, un sens se la narration anecdotique en sus…

En 1948, Azéma exposent les œuvres de Ben Allal aux côtés des siennes dans une galerie de la place Jamâa El Fna. L’artiste marocain est lancé. En 1955, il expose aux cotés de Farid Belkahia au Palais de la Mamounia, à Rabat.

Ce sont les compositions de garçons alanguis dans le hammam qui vont faire le succès de Jacques Azéma — et, a contrario, jeter le tabou sur son œuvre.

Éphèbes maures aux corps marmoréens

Et lui-même, Jacques Azéma, que peint-il ? Il peint peu. Difficilement. Il prend son temps. Entre deux crises de dépressions léthargiques. Des petits et moyens formats. Une peinture délicate et onirique. De la pure poésie. Un peu cubiste, un peu surréaliste, un peu symboliste. Des paysages architecturés. D’une rigueur et d’une grâce rares. Un douar à l’architecture pré-corbuséenne, soulignée de quelques koubbas. Un lointain minaret niché au sein de jardins d’oliviers. On dirait la Toscane, curieusement. L’air est bleu. Le ciel cotonneux. La montagne étire ses flancs le long de l’horizon. Le temps est immobile. Il fait silence. On croit entendre, de ci de là, le chant strident d’un grillon. Un air de nay vite évanoui. L’éternité.

Des scènes de vie dans la médina. Acrobates, musiciens, marchand de fruits, femme portant un plateau sur la tête, homme conduisant son âne, vieillard accroupi à l’ombre… Tout celà très composé, très stylisé, sans détails accrocheurs, ni nulle traces de pittoresque. Quelques madones à l’enfant, version locale…

Mais, incontestablement, ce sont les nombreuses et exceptionnelles compositions de garçons alanguis dans le hammam qui vont faire la réputation et le formidable succès de Jacques Azéma — et, a contrario, jeter, durablement, le tabou sur son œuvre.

L’éphèbe maure est le grand motif, quasi obsessionnel, qui, décliné à l’infini, charpente l’œuvre d’Azéma. Parfois placés aux bord de plages paradisiaques et/ou au sein de jardins édéniques, plus souvent sous les voutes subtilement éclairés de hammams traditionnels, enveloppés dans une atmosphère ouateuse et moite, les garçons adolescents aux corps parfaits (épaule large, taille étranglée et cuisses galbées), allient la beauté de l’art antique classique gréco-romain aux canons esthétiques modernes puisés auprès d’un Fernand Léger, d’un Cocteau ou d’un Le Corbusier. L’influence des précurseurs de la Renaissance italienne que sont Bellini et Mantegna est également patente, notamment dans le traitement marmoréen, statuaire, du corps.

Le hammam à l’heure du thé. Gouache sur carton. 35 x 45 cm. 1970. Capture.

Une coterie de fidèles, presqu’une secte

Malgré sa timidité et sa réserve, confinant à l’autisme, Jacques Azéma réussit, lors de cette période marrakchie, à nouer de solides amitiés — particulièrement féminines — au sein de la petite jet-set cosmopolite de la cité ocre. On lui pardonne sa sauvagerie et ses manières brusques. Pour peu qu’on ait quelque connaissance en histoire de l’art, on ne saurait passer à côté d’un talent si évident. L’intransigeance de sa recherche qui fait qu’il ne produit qu’au compte-goutte et des petits formats seulement, ajoute à la préciosité de son œuvre. Dès les premières années, Jacques Azéma est une petite légende autour de laquelle s’organise une petite coterie de fidèles. Des afficionados qui le suivront, tout au long de sa carrière, agissant comme une secte d’initiés. Le grand public, les médias, n’en sauront jamais rien. Car si Jacques Azéma est exposé à Paris (à la Boutique d’art), et s’il participe régulièrement aux éditions annuelles des salons d’automne de Casablanca et d’hiver de Marrakech, il n’aura jamais droit, de son vivant, à une exposition individuelle, en bonne et due forme — l’actuelle exposition qui lui est consacrée au Musée Yves Saint Laurent Marrakech constituant un précédent.

Les années casablancaises

1962. Farid Belkahia, fraîchement nommé directeur de l’École des beaux-arts de Casablanca, invite Jacques Azéma à se joindre à l’équipe pédagogique. Comme beaucoup de ses collègues, il habitera l’immeuble de la CTM, avenue des FAR.

Aux beaux-arts de Casablanca, Azéma se lie d’une solide et durable amitié avec une de ses collègues, l’artiste franco-casablancaise Marie-Francoise Jiacolette. C’est elle la commissaire de cette exposition-ci. Le texte du catalogue édité pour l’occasion qu’elle signe nous fournit le gros des informations sur l’artiste dont elle est, de facto, la dépositaire mémorielle. C’est elle qui nous a raconté la passion d’Azéma pour la musique : Satie, Debussy, Bach. Ses intérieurs de vie minimalistes bien avant la mode : quelques nattes en jonc, des couvertures berbères, des étagères zouakées. Un lit de camp, une chaise. Sur la table de bois blanc, un bol de poids-chiches, un pain rond. Azéma ne fumait ni ne buvait. Un peu de maâjoun de temps en temps. S’il fuyait, avec constance, les mondanités, sa porte restait constamment ouverte pour ses voisins de quartier, de simples gens.

À Casablanca, Jacques Azéma est représenté par l’antiquaire André Tarate, de la rue Allal ben Abdallah. Cette boutique éclectique volontairement discrète, sentant le bouquet de rose décomposé, est, alors, le rendez-vous des happy few se donnant le mot. On y guette le jour où une œuvre de l’artiste daigne pointer le nez.

1968. Jacques Azema est renvoyé de l’École des beaux-arts de Casablanca. En réalité, ça n’a jamais vraiment collé entre lui, le partisan du dessin d’après modèle, de la technique a tempera, de l’onirisme surréaliste, et cette bande de jeunes modernes marocains ne jurant que par l’abstraction et un supposé retour aux sources via un vocabulaire esthétique géométrique puisé dans l’art rural marocain… Bref, ce fut une belle occasion ratée.

Fumeur de kif. Gouache sur carton. 16,7 x 16,7 cm. 1971. Capture.

El Jadida pour ultime refuge

Jacques Azéma ne reconnaît plus son Marrakech. Il opte pour El Jadida où il décide de se poser définitivement. Il loge dans un appartement situé exactement au-dessus de la citerne portugaise. Il y coule des jours paisibles. Il peint de moins en moins malgré la demande de plus en plus croissante de sa secte d’admirateurs fanatiques qui s’élargit de jour en jour. Et malgré ses besoins matériels pressants. À part ses voisins du quartier avec lesquels il partage les mêmes préoccupations, il limite au plus près ses rapports avec l’extérieur. Seule Marie-Françoise Jiacolette est, alors, admise dans son intimité. Il lui fait une confiance aveugle. C’est elle qui récupérera son journal intime.

Jacques Azéma s’éteint en 1979, à Avignon où il venait d’être rapatrié par la Croix-rouge.

Illustrations d’ouverture.
De gauche à droite : Puzzle humain. Huile sur toile. 22×35 cm. c. 1960. Conteur à Jamâa El Fna. Gouache sur carton. 18×22 cm. c.1960

Jacques Azéma, une aventure poétique.
Musée Yves Saint Laurent Marrakech.
Jusqu’au 24 mars 2020.

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